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l'économiste, la gratuité, les logiciels libres, et les soucis du propriétaire

Les lecteurs habituels d'une presse économique qui, souvent, et très tôt, a su, bien avant les périodiques informatiques grand public, apporter une information pertinente sur le développement rapide de l'utilisation des logiciels libres, et sur les acteurs spécialistes du secteur, RedHat, Mandrakesoft, et une SuSE aujourd'hui Novell, auront pu s'étonner, en parcourant les pages Idées des Echos en cette fin d'août 2004, de trouver sous la signature d'un professeur de l'Université Paris-IX Dauphine une analyse fortement critique de ces logiciels, exclusivement présentés sous l'angle de la gratuité qui leur est prêtée.

Celle-ci, pour résumer en une phrase une argumentation qui n'en nécessite guère plus, se limite à un attrape-nigauds taillé sur mesure pour les administrations publiques, lesquelles s'apercevront trop tard, une fois le contrat signé, des surcoûts induits par leur migration vers l'OpenSource, et, à n'en pas douter, jureront alors qu'on ne les y reprendra plus.
En première analyse, l'économiste confond ainsi l'effet de l'annonce faite par un Premier ministre soucieux de témoigner de sa gestion parcimonieuse des fonds publics, et qui lui fournit le prétexte de sa tribune, avec la profonde et déjà ancienne connaissance que l'administration française a, au travers de personnes comme Jean-Marie Lapeyre, de toutes les caractéristiques, positives ou négatives, des logiciels libres, lesquelles vont bien au-delà d'un éventuel avantage pécuniaire, et qui lui permet de faire des choix réfléchis, et argumentés.

des standards identiques, des licences opposées

Cela dit, on pourra s'attarder sur la liste des entreprises expressément nommées par notre économiste : IBM, RedHat, Novell, Sun, uniformément dénoncées comme promotrices du logiciel libre. En face, le valeureux propriétaire reste anonyme, moins sans doute parce que personne n'ignore son identité que pour se livrer à un curieux effet réthorique, qui va inverser les rôles, entre un logiciel libre pourtant pas très éloigné d'un bien commun, mais devenu ici simple instrument d'une stratégie commerciale par laquelle les entreprises citées visent à reprendre le terrain perdu sur le propriétaire de l'universel lequel, seul fournisseur du système et des applications de base que le monde entier utilise sur ses PC, livre de facto, et à un coût sur lequel on préfèrera ne pas insister, un bien public, puisque tout le monde s'en sert.
A voir la réalité au travers d'un verre déformant fournit par Microsoft™, à considérer, comme sans doute bien des utilisateurs ordinaires de PC, que l'informatique naît avec Microsoft™, et donc que le mode de fonctionnement commercial du secteur s'identifie à celui de cette entreprise notre auteur, en plus de faire ainsi aveu d'ignorance, conclut implicitement à une concurrence déloyale entre un logiciel libre réduit à la gratuité de ses licences, et des produits propriétaires pour lesquels il a bien fallu que quelqu'un paye les salaires de leurs développeurs.

Hélas pour lui, ses amis de Redmond ne lui ont pas tout dit : en abandonnant les principes autarciques de Windows NT© à l'occasion du passage à Windows 2000™, lequel s'appuie sur DNS, OpenLDAP, et autre Kerberos, Microsoft™ fait, rigoureusement au même titre que les distributions de Linux, et à un léger détail près, lourdement usage d'un code développé gratuitement, dont l'utilisation ne lui coûte pas un dollar, et ne s'en écarte que dans la mesure où il a choisi, comme avec son serveur web IIIS©, de promouvoir ses propres produits au détriment des standards du marché, Apache en l'occurrence.
Ce détail tient bien sûr dans l'opposition entre ces deux piliers de l'OpenSource que sont les licences de type BSD d'une part, lesquelles n'apportent aucune restriction à l'usage qui est fait du code fournit gratuitement, et qui peut donc être incorporé dans des applications ensuite commercialisées, et la GPL caractéristique de Linux, qui prohibe ce type d'utilisation. En fait, les licences BSD peuvent parfaitement s'analyser comme des subventions déguisées au secteur du logiciel commercial, puisqu'elles permettent aux éditeurs d'annexer un bien généralement produit au sein d'organismes de recherche ou d'enseignement supérieur, largement financés par des fonds publics. Le rapport des forces de l'édition logicielle restant essentiellement favorable aux Etats-Unis, on comprend l'incrédulité qui saisit les promoteurs de la licence BSD face à la GPL, cet objet si profondément anti-américain, si vicieusement conçu pour interdire aux entreprises nationales de tirer un profit de l'appropriation privée de biens communs.
Et là où Microsoft™ s'est contenté de prendre ce qui l'intéressait d'autres, dans une situation commerciale plus difficile, ont récupéré le tout, bâti par dessus une de ces interfaces dont ils ont le secret, et livré à partir de FreeBSD un MacOS X rigoureusement non libre. Naturellement, l'utilisateur, et l'économiste, n'y voit que ce bleu si transparent ; l'informaticien, lui, sait que toute sa mécanique est OpenSource, et que Apple™ l'a eue pour rien.

A l'inverse, les choix de Microsoft™, tous entiers résumés dans la transgression originelle du DOS qui stratifie ses chemins d'accès d'un \ là où son prédécesseur Unix, le papa de Linux, utilisait le /, ont toujours visé à imposer, d'une manière chaque jour plus globale, ses propres solutions au détriment des standards, réglementaires comme informels, lesquelles solutions ont toujours eu comme caractéristique fondamentale d'être construites contre ces mêmes standards.
Exemplaire à cet égard, la réaction de Microsoft™ face à Java, ce langage pas libre mais quand même grand ouvert, que Microsoft™ a cherché à combattre avec ActiveX©, comme à contourner avec sa propre machine virtuelle, avant que Sun ne le contraigne à la supprimer : dans la stratégie de Microsoft™, la place de Java est désormais prise par .Net. Derrière, subsistent des scories, qui rendent Internet Explorer, que Microsoft™ délaisse progressivement au profit d'un MSN Explorer qu'il espère clairement, à terme, limité aux contenus qu'il fournira, particulièrement vulnérable aux contrôles ActiveX© nocifs et autres trous de sécurité d'une machine virtuelle désormais orpheline, seule, et abandonnée. Les conséquences sont doubles : naviguer tranquille implique de se tourner vers des navigateurs OpenSource, et donc Mozilla/Firefox, faire tourner des applications Java oblige à laisser tomber Microsoft™ au profit de solutions presque toujours bâties sur Linux, et souvent grâce à des outils libres comme JBoss ou Jonas. Une petite compilation des nouvelles du front suffit à démontrer à quel point ce pas est franchi de plus en plus souvent, avec allégresse, sans regrets ni remords.

le tournant migratoire

En somme, Microsoft™ forge, depuis toujours, les armes de ses adversaires ; et, en la matière, la masse critique sera atteinte à cause de NT 4.0©. On sait que la mort de ce système maintenant vieux de huit ans aura lieu à la fin de l'année, Microsoft™ cessant dès lors d'en assurer la maintenance. Bien sûr, pendant longtemps encore, on pourra rouler au guidon de sa vieille Moto Guzzi, à condition de faire sa mécanique soit même, ce qui ne devrait pas être trop difficile compte tenu de la rusticité de l'engin, et de faire forger d'éventuelles pièces de rechange, ce qui pourrait se révéler plus délicat. Sauf qu'en matière d'informatique propriétaire il est interdit, faute d'accès autorisé au code source, de corriger soit même une erreur, voire d'écrire un pilote pour un nouveau périphérique, que, faute de maintenance, le développeur du système ne corrigera pas, ou ne prendra pas en charge.
Alors, progressivement, le changement s'impose, la fenêtre s'ouvre en grand, et l'argumentaire de l'économiste se trouve singulièrement mis à mal. Ceux qui connaissent un peu la mentalité de l'utilisateur courant, habitué depuis huit ans à cliquer, au même endroit, sur la même icône, savent que le saut vers Linux, ou plutôt KDE en l'espèce, ne sera pas plus périlleux, donc pas plus coûteux en terme de formation, que le grand écart vers un Windows XP/2003 visuellement très éloigné de l'interface style Windows 95 de NT. Plus qu' un système d'exploitation dont ils ignorent l'existence, plus qu'une interface graphique très largement au niveau, pour rester modeste, de ce que fournit Microsoft™, plus qu'un gestionnaire de fichiers exceptionnel, mais dont la raison d'être leur échappe totalement, les utilisateurs devront apprendre à utiliser OpenOffice et Mozilla/Firefox/Thunderbird à la place des produits Microsoft™. Quoique substantiel, un tel effort reste parfaitement accessible, et nombreux sont ceux qui l'ont déjà fournit.

Mais si la formation des utilisateurs se limite aux habituels schémas de la bureautique, si celle d'administrateurs système sans doute au fait du fonctionnement d'Unix ne sera guère plus complexe, et sera de toute façon nécessaire, et équivalente quel que soit le système choisi puisque, comme on l'a dit plus haut, la mécanique des Windows 2000/2003 se rapproche plus de celle de Linux que de NT 4.0©, si l'abandon du camp Microsoft™ permet, justement, d'échapper aux migrations forcées comme celle-là, si le logiciel libre ne coûte que la peine d'apprendre à s'en servir et peut répondre très précisément, ni plus, ni moins, et sans être obligé d'acheter le connecteur machin pour faire fonctionner l'application truc que l'on avait malencontreusement omis dans le devis initial, qui se révèle indispensable pour faire tourner le bazar et a comme effet collatéral de doubler le montant de la facture, aux besoins, si les développements supplémentaires peuvent être versés au pot commun, à charge de revanche, si chaque année passée à utiliser des logiciels libres rentabilise un peu plus, et pour toujours, l'investissement initial de la migration, comment hésiter ?
Même aujourd'hui, NT 4.0©, à l'article de la mort, représente bien la moitié du marché des serveurs Windows™. Ceux qui, résistant à l'amicale pression de Microsoft™, n'ont pas encore franchi le pas ont sans doute des usages ordinaires, et des budgets limités, représentent donc des clients typiques pour Linux, et le seraient peut-être déjà si ce système avait été aussi répandu en 1996 qu'aujourd'hui. Comme souvent, l'absence de choix s'apparente à un choix par défaut : le temps travaille pour le système libre et, plus il passera, plus les utilisateurs résiduels de NT 4.0© seront perdus pour Microsoft™, et gagnés pour Linux.
Les arguments supplémentaires, plus propres à intéresser la puissance publique, comme l'indépendance à l'égard de logiciels produits aux États-Unis, parfois soumis à des restrictions d'exportation, et dont, par définition, on ignore tout du contenu, deviennent superflus. Dès lors, la situation de Microsoft™ face au marché de la Mairie de Paris est du type perdant-perdant : Microsoft™ perdra non seulement si le marché, après celui de Munich, voire de Vienne, lui échappe, mais aussi, compte tenu des concessions qu'on le dit prêt à faire, s'il l'emporte. Car, quel que soit l'éventuel secret qui entoure l'accord final, on ne peut douter qu'il se trouvera une bonne âme pour en dévoiler immédiatement le contenu à la presse. Et si l'importance des remises accordées, que l'on prétend supérieures à 60%, se confirme, on satisfaira ses tendances perverses en s'imaginant, le surlendemain, dans la peau du commercial Microsoft™ face à son premier client.

le retour du capital

En fait, si l'on doit analyser, du point de vue de l'économiste, dans sa seule préoccupation pécuniaire, le succès des logiciels libres, ce sera moins pour s'intéresser à une mythique gratuité découlant d'une traduction paresseuse et biaisée du terme free que pour constater à quel point celui-ci vient rétablir un certain équilibre. On oublie vite, à voir le secteur du logiciel avec les yeux de Microsoft™, combien la fortune de cet acteur, née de la vente d'un produit très particulier, le système d'exploitation, qui ne devrait pas connaître d'existence économique autonome, puisqu'il doit nécessairement être confondu avec un ordinateur sans lequel ce dernier, ne pouvant fonctionner, ne peut légalement être vendu, relève de l'anormalité et des circonstances historiques particulières de la naissance du PC modèle IBM. La taille démesurée du séquoia solitaire Microsoft™, conséquence de sa situation de monopole total et mondial, qui en a fait le seul occupant de la case système d'exploitation pour PC comme de la cote logiciels bureautique, masque difficilement la forêt autrement plus variée et fournie du développement logiciel et des services informatiques ; sa forte visibilité détourne l'attention superficielle des réalités économiques d'un secteur qui ne tire que des ressources marginales de la vente de CD-ROMs dans des boîtes en carton. Au même titre que le monopole aujourd'hui passé d'Intel sur le microprocesseur, celui de Microsoft™ sur le système d'exploitation a permis à ces deux entreprises de récupérer une portion considérable d'une plus-value qui devrait normalemement s'effectuer plus en aval, par la vente au consommateur final d'équipements et de services informatiques. L'essence méme de la GPL, la licence qui gouverne Linux, conduit à rétablir cet équilibre, puisqu'elle permet de tirer des recettes de la vente de services, et pas de boîtes en carton, et se trouve donc coïncider avec le type de fonctionnement de la plus grande part des entreprises du secteur, celles qui ne dépendent pas, pour leur survie, de Microsoft™.

Le paradoxe qui voit l'association entre IBM et une GPL que certains voudraient gauchisante, elle qui est née au MIT, ne fait que témoigner des méandres par lesquels, sur le long terme, les acteurs professionnels du système économique, au fait des conséquences de leurs choix, peuvent efficacement combattre les monopoles qu'ils subissent là où l'appareil réglementaire, avec des décisions judiciaires bien trop tardives, trop timorées, et trop soumises à l'influence d'une politique clientéliste, révèle son impuissance. Ainsi, StarOffice, cette suite bureautique, gratuite sous Linux depuis sa version 4.0, installée sur un marché allemand progressivement rongé par Microsoft™, qui donna finalement naissance, après son rachat par Sun, à un OpenOffice sous licence libre dont Sun peut incorporer les développements dans sa version payante, ou Mozilla, descendant libre d'un Netscape qui, autrefois principal navigateur web, et payant, fut anéanti par un Internet Explorer au profit duquel Microsoft™ ne se priva pas d'utiliser l'arme d'une gratuité qui lui valut un procès sans conséquence, illustrent-ils bien ces inattendus détours qui font le succès d'un logiciel libre devenu le meilleur atout pour reprendre les parts de marché abandonnées à Microsoft™.
Voir SPIP, ce gestionnaire de contenus pour Internet né dans les caves de l'ultra-gauche, bombardé porte-parole du gouvernement par la perfidie d'un rédacteur de 01Réseaux depuis qu'il gère le site du Premier ministre, n'est pas le moindre des hommages à rendre à la fois à la plasticité du logiciel libre, et aux capacités d'adaptation, opportunistes et sans préjugés, du capitalisme.

Denis Berger, 7 octobre 2004

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