SIG 11 ARTICLES DOCUMENTS MEMBRES LIENS

DEUX BALLES DANS LE PIED.

Au fond, toute l'histoire a commencé à cause de NexGen. Au milieu des années 90, la situation sur le marché des microprocesseurs pour IBM PC était stable, et calme : Intel jouissait d'un monopole incontesté, et abandonnait à ses concurrents, Cyrix et AMD, en fonction de l'amélioration continue des performances de ses produits, le marché du bas de gamme. Intel fabriquant, en plus des processeurs, carte-mères et chipsets, ces composants qui assurent la gestion des données entre processeur et périphériques, une sorte de relation symbiotique unissait ces acteurs : un client de Cyrix ou d'AMD n'était pas forcément perdu pour Intel, puisqu'à défaut de processeur il pourrait toujours acheter un chipset, et ne l'était pas nécessairement pour longtemps, puisqu'Intel seul pourrait satisfaire ses besoins en machines plus puissantes et plus fiables. En conséquence, on partageait les technologies en bonne intelligence, notamment, donc, les chipsets, mais aussi les normes de connexion des microprocesseurs, incarnées par un support rectangulaire pourvu d'une très considérable quantité de contacts dorés, et connu sous le nom de Socket 7. C'est ce paysage que NexGen allait bouleverser.

SOCKET 7 ET SLOT 1

NexGen était une toute petite société fortement dotée en cerveaux de premier ordre, et qui avait développé un microprocesseur remarquable, mais dont elle était incapable d'assurer la commercialisation ; en 1996, AMD rachète NexGen et, quelques mois plus tard, mettra sur le marché le premier processeur réellement capable d'affronter le Pentium d'Intel, le K 6. Avec le Pentium II, la contre-attaque d'Intel fût subtile : utilisant un nouveau mode de raccordement à la carte-mère dit Slot1, qui resterait sa propriété exclusive, ce processeur aurait dû mécaniquement entraîner une élimination progressive de la concurrence. Car l'évolution du matériel informatique, plus qu'aucune autre, se fait par l'apparition de nouvelles normes ; courant 1997, le bus AGP pour les cartes graphiques, et la mémoire de type SDRAM exigèrent une modification profonde de l'architecture des PC, et donc le développement de nouveauxchipsets capables de gérer celle-ci. En abandonnant le Socket7 au profit du Slot1, et en réservant à ce dernier ses nouveaux chipsets, Intel interdisait à ses concurrents l'accès aux techniques modernes, et les contraignait soit à développer à leur tour leurs propres chipsets, soit à en trouver ailleurs. Or, dans le domaine du matériel informatique, l'ailleurs existe et se trouve à Taïwan. Les entreprises locales, Acer, SiS et surtout VIA occupèrent rapidement la place laissée si obligeamment vacante par Intel, et permirent aux producteurs locaux, ASUS, MSI, FIC, de fabriquer des cartes-mères modernes pour le Socket7.

Face à l'échec de sa stratégie initiale et à la légère érosion de sa part de marché, Intel lança conjointement une version bon marché du Pentium, le Celeron, techniquement très proche de celui-ci, construite dans les mêmes usines, mais miraculeusement deux fois moins chère que le Pentium II à fréquence égale, et une guerre des prix menée en fonction d'un principe d'un grand classicisme : quand les gros maigrissent, les petits meurent de faim. AMD, avec les évolutions successives du K6, était devenu juste assez gros pour survivre ; Cyrix et un nouveau venu, IdT, périrent, et furent l'un et l'autre rachetés par le taïwanais VIA. Et bien que lourdement déficitaire, AMD investissait dans un processeur de nouvelle génération, qui allait gommer les faiblesses du K6 et se montrer sur tous les plans supérieur aux Pentium III, dernière évolution de la famille Intel, l'Athlon.

DRRAM et DDR SDRAM

La première bataille de la guerre des fondeurs avait donc coûté beaucoup d'argent à tout le mode sans apporter de succès significatif à son initiateur ; pourtant, Intel continua la lutte avec une stratégie de même type mais placée sur un terrain différent, puisqu'il s'assura l'exclusivité d'une technologie révolutionnaire dans le domaine de la mémoire, développée par un acteur jusque là inconnu, Rambus. Un processeur ne pouvant en effet travailler que si on lui fournit des données, il passe la plus grande partie de son existence à attendre que des éléments beaucoup plus lents que lui, et en particulier la mémoire, lui donne matière à calculer ; et la vitesse des processeurs augmentant beaucoup plus rapidement que celle de la mémoire, l'écart ne cesse de croître. La réduction de ce goulot d'étranglement est une préoccupation constante, et se traduit par de multiples et mineures modifications dans l'architecture des mémoires, et par une augmentation de leur fréquence de travail, laquelle atteint aujourd'hui, pour la classique SDRAM, 133 Mhz. Avec la DRRAM de Rambus et sa fréquence montant théoriquement à 800 Mhz, Intel avait trouvé la solution miracle et, les accords d'exclusivité une fois signés, il développa le chipset adapté à cette nouvelle technologie, l'i820. Annoncé pour l'automne 1999, et venant remplacer le BX, un composant fiable et répandu mais plus tout jeune, l'i820 était attendu comme le messie ; pourtant, trois jours avant sa mise sur le marché, et alors que les cartes-mères s'empilaient dans les cartons des fabricants taïwanais, Intel annula le grand rendez-vous. Il y avait un problème : l'i820 se révélait incapable de gérer simultanément trois barrettes de DRRAM. Ce n'était pas le seul : la technologie très complexe et fortement originale de la DRRAM la rendait extrêmement chère, puisque les premières barrettes coûtaient cinq à six fois le prix de barrettes SDRAM de même capacité. Intel avait tout misé sur la DRRAM, sans prévoir aucune position de repli puisque l'i820 était incapable de fonctionner avec la SDRAM ; aussi développa-t-on en vitesse un petit composant additionnel, le MTH, chargé de prendre en charge cette fonction supplémentaire. Cela ne résolvait en rien le handicap premier de l'i820, pour lequel on trouva une solution simple et élégante : puisqu'il ne pouvait gérer trois barrettes de DRRAM, il suffisait de construire des cartes mères n'en comportant que deux. Et quatre mois après la date prévue, début 2000 donc, l'i820, et la DRRAM, apparaissaient sur le marché. Mais la réalité est têtue, la physique implacable, et le MTH ne réussit pas, pour cause de corruption des données, à accomplir sa tâche : le 7 juin 2000, Intel annonçait l'abandon définitif de ce composant, et le retrait des cartes-mères déjà équipées ; la carrière de l'i820 allait donc continuer avec la seule DRRAM.

Ce n'était pas forcément très grave, puisque la DRRAM était à l'évidence la solution de l'avenir ; en quelque mois, elle allait s'imposer, les problèmes seraient progressivement résolus, et l'accroissement de sa diffusion ferait baisser son coût. Malheureusement pour Intel, en Asie orientale, les producteurs japonais et coréens de mémoire, et les fabricants taïwanais de chipsets avaient une vision différente de l'avenir radieux, et une autre technologie sur le feu, la DDR SDRAM. Celle-ci consiste à prendre de la SDRAM ordinaire et à la faire travailler deux fois plus vite ; simple évolution technique, cette méthode ne nécessite pas d'investissements coûteux, et est déjà éprouvée puisqu'on trouve depuis plusieurs mois de la DDR SDRAM sur nombre de cartes graphiques. La DRRAM n'a jamais pu prouver sa supériorité face à la SDRAM ; les premiers tests donnent la DDR SDRAM comme 15 à 25% plus rapide que la DRRAM. Les premiers prix annoncent un coût équivalent à celui de la SDRAM. Pourtant, Intel n'envisage pas, pour le moment, de produire un chipset fonctionnant avec cette nouvelle technologie : on murmure que les accords d'exclusivité passés avec Rambus le lui interdisent jusqu'en 2002.

LA NOUVELLE DONNE

Dans sa situation de départ, courant 1997, Intel régnait donc sans partage sur l'univers du microprocesseur pour IBM PC, jouissait d'une position hégémonique dans le domaine du chipset et possédait une part significative du marché de la carte-mère. Dans les trois années qui ont suivi, sa position n'a cessé de s'éroder ; désormais, la concurrence est forte sur les processeurs et plus encore sur les chipsets où VIA représente à lui seul entre 30 et 40% du marché, et sa production de cartes-mères ne sert guère qu'à alimenter les Dell et autres Gateway, derniers, et sans doute plus pour très longtemps, gardiens de la pureté du 100% Intel. De quelles armes redoutables et révolutionnaires ont donc bénéficié ces nains qui ont réussi à terrasser le géant? La prudence, la modestie, l'opportunisme, et le retard technologique. Habitués au bas de gamme, ce n'est pas sans difficulté qu'ils réussirent à produire les chipsets adaptés au K6 ; pourtant, à peine cet obstacle surmonté, VIA se lança dans le développement à priori aussi ardu qu'inutile d'un nouveau produit, destiné cette fois-ci au Pentium, et donc concurrent du BX d'Intel. Le désastre de l'i820 consolida son succès ; il permit à VIA de racheter Cyrix et IdT, puis de se payer S3, ancienne gloire de la carte graphique. Le petit taïwanais, par ailleurs fabriquant de contrôleurs pour cartes réseau, est aujourd'hui à même de construire à peu près tout ce qu'un PC utilise en fait de processeurs ; avec les producteurs autochtones de cartes-mères et de mémoire, et les industriels du silicium locaux, il complète le paysage d'une industrie désormais en mesure de se passer totalement d'Intel, voire d'AMD.

Si Airbus est devenu Airbus, ce n'est pas seulement en construisant des avions compétitifs ; après le retrait du marché de Loockheed, puis de Douglas, acheter de l'Airbus était le seul moyen d'empêcher Boeing de se retrouver en situation de monopole. Avec le montant vertigineux des investissements nécessaires à la production d'un avion de ligne, un tel monopole aurait duré extrêmement longtemps. Le même facteur a joué pour AMD et ses partenaires, participant eux aussi à une industrie lourde : le soutien des poids lourds du secteur, IBM, Compaq ou Toshiba en particulier, a sauvé AMD ; ils ont vu, avec le K6, puis avec l'Athlon, se présenter une chance historique de briser le monopole d'Intel, et ils n'ont pas manqué de la saisir. Aujourd'hui, on paye le moins cher des processeurs Intel à peu près moitié moins qu'en 1997 : cette stratégie-là a donc connu un franc succès.

Avec l'élimination du socket7, puis la monopolisation de la DRRAM, Intel a mené une politique fondamentalement opposée aux intérêts de ses clients, sans autre but que le maintien à tout prix de son monopole. La manière dont il a procédé, poursuivant, seul contre les intérêts de tous, un objectif chimérique et obsessionnel, au point de tout miser, au sens premier du terme, et sans prévoir aucune position de repli, sur une technologie alors virtuelle, et qu'on aura oubliée dans dix-huit mois, suffit à elle seule à priver de substance toute théorie postulant la rationalité de la prise de décisions stratégiques dans l'entreprise. L'incroyable accumulation d'erreurs, l'oubli de la plus élémentaire prudence, la volonté forcenée d'imposer une politique prenant en compte ses seuls intérêts, au détriment donc de ceux de l'ensemble de ses clients et partenaires, prouve bien à quel point, chez Intel, depuis des années, on a perdu tout contact avec la réalité. Intel était devenu l'Olympe de l'industrie informatique, décidant seul de l'avenir de pauvres mortels privés d'initiative et attachés à la seule satisfaction des décisions divines.

De peur de mécontenter les Dieux, les premières cartes-mères pour l'Athlon produites par ASUS ou GigaByte, et mises sur le marché voici moins d'un an, étaient privées de toute marque distinctive, et les sites web de ces fabricants muets quant à leur existence. La conséquence la plus remarquable des erreurs d'Intel réside dans le basculement qui s'est opéré des Etats-Unis vers l'Asie du Sud-Est, où l'affaire de l'i820, et la manière dont les acteurs locaux ont alors été traités par Intel, a puissamment contribué à la maturation d'une industrie désormais autonome, propriétaire de toutes les marques et compétences nécessaires, et parfaitement capable de développer, comme avec la DDR SDRAM, des technologies qui s'opposent aux intérêts d'Intel. Et les tentatives d'Intel pour sauvegarder son monopole n'ont fait qu'accélérer, pour le plus grand bien de tous, la disparition de celui-ci.

Denis Berger, 26 août 2000


info@sig-11.org