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La planète, et le village gauloisEssayons, en utilisant autant que possible ses propres termes sans verser dans la caricature ce qui, compte tenu des outrances déployées, risque de se révéler difficile, de raconter l'affaire du point de vue de l'accusation. Créée en 1991, la société Tegam International commercialise ViGUARD, le seul antivirus développé en France. Conçu par un adolescent au cerveau exceptionnel mais, fatalement, fragile, lequel, après une mésaventure américaine où il se vit spolié de son invention par un associé douteux, trouva en France une protection familiale qui lui permit de reprendre pied, ViGUARD déploie des techniques qui lui sont propres pour garantir une détection infaillible contre tous les virus, connus, ce que savent faire ses concurrents, comme inconnus, et cela sans avoir besoin de mise à jour, puisqu'il n'utilise pas de base de signatures virales : on comprend qu'il attire les convoitises, et l'on ne s'étonnera pas de la liste prestigieuse de ses copieurs, telle que Tegam International la livre : Microsoft, Cisco, Hewlett Packard. Heureusement, ses clients, parmi lesquels le Ministère de la Justice semble occuper une place prépondérante, reconnaissent l'efficacité du produit en témoignant à ViGUARD une fidélité sans failles. Tegam International contre GuillermitoTout cela paraît presque trop beau pour être vrai : et, renseignements pris chez Kiketoa, Tegam International se révèle n'être qu'une société lilliputienne, puisqu'elle compte moins de dix employés. Dès lors comment expliquer que, disposant d'un produit aussi exceptionnel, répondant à un besoin de plus en plus pressant, elle ne réussise pas à croître et embellir en faisant ce pour quoi, en principe, elle a été fondée : le vendre ? Certes, on comprend qu'il soit difficile à une aussi petite entreprise de défendre sa propriété intellectuelle lorsqu'elle est attaquée par les géants cités plus haut. Mais Tegam International ne peut prétendre au monopole de la vulnérabilité, que l'on va retrouver à l'identique chez toutes les sociétés naissantes : alors, comment expliquer que, dans le même univers et sur le même marché, le taïwanais TrendMicro, fondé en 1988, l'espagnol PandaSoftware, apparu en 1990, le roumain Bitdefender, créé la même année, ou le russe Kaspersky Labs, qui existe depuis 1997, sans oublier le britannique Sophos ou l'allemand AntiVir, aient tous prospéré, atteint cette taille internationale qui, chez Tegam International, se résume au voeu pieux qu'énonce sa raison sociale, et pris des parts de marchés significatives aux deux mastodontes du secteur, les américains Symantec et MacAfee ? Otor contre The Carlyle GroupSelon toute probabilité, une analyse rapide de cette affaire ne retiendrait de Tegam International que la mauvaise foi d'une entreprise qui cherche par tous les moyens à cacher la médiocrité du produit qu'elle commercialise ; pourtant, on commettrait là une errreur fondamentale, que l'on peut tenter d'illustrer en racontant une seconde histoire, sans relation avec la première. En 1997 Otor, société familiale dont le PDG possède la majorité des parts, important producteur français d'emballages en carton ondulé, a racheté une des usines de la Chapelle Darblay, un papetier alors connu comme l'un des grands sinistres industriels de la décennie. Trois ans plus tard, la taille de son endettement et la faiblesse de sa trésorerie obligent Otor à trouver un soutien financier : The Carlyle Group va investir 45 millions de dollars dans l'entreprise, soit plus du tiers des fonds propres de l'époque. En échange, il recevra 20 % du capital d'Otor Finance, qui contrôle 80 % du capital d'Otor, et des obligations convertibles exerçables en 2006, et qui lui donneraient alors le contrôle du cartonnier si certaines conditions de rentabilité, prévues dans le pacte d'actionnaires alors signé, ne sont pas remplies. Avec son chiffre d'affaires de l'ordre de 400 millions d'euros, Otor, autre entreprise familiale, ne joue pas dans la même cour que Tegam International ; pourtant, leurs démarches se révèlent étonnamment comparables. Au départ, toutes deux se trouvent face à un problème qui peut causer leur perte : pour Tegam International, son incapacité à vendre son produit et, pour Otor, un investissement ruineux. Plutôt que d'affronter les conséquences de leurs erreurs, leurs dirigeants préfèrent se défausser sur un tiers : Guillermito d'un côté, Carlyle de l'autre. Et pour les renforcer dans l'histoire qu'elles racontent, à elles-mêmes comme aux journalistes qui veulent les écouter, il leur faut à la fois appeler à leur secours une justice qui, puisqu'elles sont, elles, du côté du bien, ne peut avoir d'autre souci que de les confirmer dans leur revendication, et diaboliser leur adversaire en utilisant l'arme la plus efficace en la matière : l'accuser du vol, ou de la contrefaçon, de leur propriété intellectuelle au profit de ce que l'étranger peut avoir de pire et de plus menaçant, les officines occultes des services secrets de ces grandes puissances qui s'affrontaient pendant la guerre froide. Ces histoires qu'on raconte pour faire peur aux petites filles ont connu un succès inégal : les magazines spécialisés qui composent la presse informatique sont généralement trop avertis de leur sujet pour mordre à l'histoire de Tegam International, d'autant que l'hameçon est gros et l'appât peu appétissant : il lui a donc fallu assurer à ses frais la diffusion de sa vérité, au moyen de ces si étranges annonces, mélangeant les communiqués de presse qu'elle n'avait pas d'autre moyen de faire diffuser, et les promesses miraculeuses de sa publicité commerciale, dont DocMartine a parfaitement saisi la substance. Otor, en revanche, disposait de bien d'autres atouts, en particulier celui d'affronter, non pas un Guillermito, hacker au vrai sens du terme, chercheur en trous de sécurité à ses moments perdus et expert versé dans la magie noire de la stéganographie, parfaite incarnation, en somme, du Robin des Bois qui sommeille dans l'esprit de tout linuxien, mais bien cet objet d'opprobe universel, dont, pour le sens commun, chacun des qualificatifs sonne comme une insulte, un fonds d'investissement américain. seul contre tousDans bien des entreprises, en particulier ces sociétés familiales que leur créateur, fatalement, a dotées d'une vision du monde, la sienne, par laquelle il explique et justifie son succès, tout un pan de la connaissance manque, celui qu'apporte l'expérience, et l'expertise, du réel que fournissent des collaborateurs par définition étrangers à cet univers proche de l'autisme, où l'on n'écoute que soi, où l'on n'a confiance qu'en soi, où l'étranger ne peut être qu'intrus et sa critique ne viser qu'à détruire. Tout, dans une entreprise familiale, ne peut, par définition, être qu'affaire personnelle. Voilà pourquoi il faut se garder de ce jugement, pourtant si évident quand on les observe de l'extérieur, qui transformerait leur ignorance en hypocrisie et leur maladresse en duplicité. Privées des outils d'analyse que fournit une connaissance scientifique du réel, leur cheminement mental fonctionne par élimination : si j'ôte les hypothèses que je ne saurais envisager parce que je ne dispose pas des outils nécessaires pour les formuler, si je ne veux pas voir celles que je me refuse à prendre en compte parce qu'elles mettent trop gravement en cause mes compétences ou mon image de moi, il ne me reste plus qu'à recourir à la si commode théorie du complot, cette sorte d'idiome commun de la sociologie spontanée, que tout le monde pratique de manière presque innée, faisant ainsi l'économie de son apprentissage, donc que tout le monde comprend, et que tout le monde approuve puisque tout le monde y croit, me renforçant ainsi dans ma propre conviction d'être la victime innocente de puissances ténébreuses, ce que la justice, qui ne peut qu'être à mes côtés au point que je puisse, moi, interpréter en toute bonne foi la loi dans un sens exclusivement conforme à mes intérêts, aura tôt fait de confirmer. Denis Berger, 21 avril 2005 |