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LOGICIELS EUROPEENS BREVETESL'univers d'habitude passablement agité des Linuxiens, utilisateurs et partisans de ce système d'exploitation réseau gratuit dont l'usage se répand avec une rapidité considérable, connaît en ce moment une fièvre revendicative et pétitionnaire dont l'objet est la question de la légalisation en Europe des brevets sur les logiciels. Rappelons les faits : un logiciel
étant une pure oeuvre de l'esprit, puisqu'en fait seulement
composé de lignes de code, tout comme un livre est composé
de signes qui sont eux, en principe, intelligibles au commun des
mortels, sa protection à l'égard des contrefaçons
relève, aujourd'hui encore, en Europe, du domaine des droits
d'auteurs. Le logiciel se distingue en cela des inventions
matérielles, qui sont elles protégées par le
dépôt d'un brevet. Sauf à prétendre, ce
que même les défenseurs des brevets logiciels ne font
pas, que la situation lourdement dominante des éditeurs
américains a comme seule origine cette possibilité de
dépôt, ce qui, a contrario, handicaperait les européens,
on a un peu de mal a saisir les raisons qui pousseraient à
modifier cet état de fait ; il est, à l'opposé,
facile de comprendre le danger mortel qu'une évolution de la
législation ferait peser sur les logiciels qui, tels Linux,
appartiennent au monde de l'Open Source. A l'opposé, on imagine les multinationales du code chaudement partisanes de cette nouveauté : les États-Unis et le Japon acceptent déjà depuis longtemps ces brevets, pourquoi l'Europe ferait-elle exception ? Pourtant, on risque d'être déçu. Une recherche avec le mot « brevet » sur le site français de Microsoft ne produit pas de résultat tangible, une recherche avec « patent » sur son équivalent américain mène essentiellement à une mise en garde à propos de l'utilisation du GIF, ce format d'image créé par CompuServe, qui sert principalement à générer les boutons très laids et les animations grotesques qui alourdissent les pages web, et qui a le malheur d'utiliser un algorithme de compression breveté par Unisys, lequel tient vigoureusement à empocher ses redevances. En somme, le plus gros éditeur de logiciels ne mentionne guère les brevets que pour regretter les désagréments qu'ils causent ; il est vrai que son souci juridique majeur, indépendamment de tous petits problèmes conjoncturels, reste, au même titre que pour tout éditeur de toute espèce de contenu, la lutte contre la piraterie ; on voit mal en quoi le dépôt d'un brevet peut aider en la matière, et moins encore si les brevets en viennent à menacer l'existence des logiciels OpenSource. L'argumentaire appuyant cette évolution
réglementaire, on le trouvera plutôt, pour rester dans
le domaine francophone, auprès d'acteurs spécialistes
de la propriété industrielle, tels le cabinet Breese et
Majerowicz, ou sur le site brevets-logiciels.com.
Principalement dirigé contre les logiciels OpenSource, agrémenté
d'effets de manche parfois proches de l'hallucinant (« le
logiciel libre, une idéologie contraire à l'esprit
d'entreprise », « une construction déconnectée
de la réalité industrielle », ou
l'invraisemblable retour, dans un plaidoyer économiquement
libéral, du « sens de l'histoire ») que
l'on espère moins piteux lorsque leurs auteurs les déploient
devant un tribunal, cet argumentaire se développe autour d'un
axe principal : l'actif d'une société nouvelle-née
et oeuvrant dans le domaine du logiciel étant concentré
dans le code qu'elle développe, il est indispensable de lui
permettre de protéger celui-ci. Au delà du
trompe-l'oeil qui présente le brevet comme unique solution au
problème, et qui fait comme si le système des droits
d'auteurs n'apportait pas de protection, on n'aura pas à aller
chercher bien loin un exemple concret de l'inefficacité d'une
telle mesure. Quand British Telecom a annoncé qu'elle s'était découverte, à la suite d'une désormais célèbre inspection de routine de son portefeuille de brevets, propriétaire de la notion d'hyperlien, l'unique brique de toute l'architecture du Web, tout le monde a cru à une blague, d'autant que le brevet en question, déposé aux Etats-Unis en 1980 et accordé en 1989, définissait en termes vagues et hypothétiques une notion qui n'emploie ni interface graphique, ni dispositif de pointage, et qui, ne spécifiant rien, peut s'appliquer à tout. Pourtant, en décembre 2000, après avoir réclamé des droits auprès de 17 fournisseurs d'accès Internet américains, BT partait à l'assaut en traînant Prodigy, le principal d'entre eux, devant les tribunaux. Ainsi, une entreprise sans liens avec l'informatique, dont la participation au développement d'Internet se limite à encaisser les redevances produites par l'utilisation de ses réseaux, revendique désormais la propriété d'un concept apparu dix ans avant son brevet, développé par les chercheurs du CERN, sur des fonds publics, et qui est au coeur du succès du Web et, accessoirement, des logiciels OpenSource qui fournissent l'infrastructure de celui-ci. Les détracteurs des brevets logiciels ont applaudi cette initiative des deux mains : impossible de rêver à un meilleur argument pour appuyer leur thèses. Dans le monde des British Telecom, l'action en justice est un placement presque comme un autre : le risque est important, mais l'espérance de gain en cas de succès suffisamment énorme pour tenter sa chance. Le coût de cet investissement est évalué sur brevets-logiciels.com : en France, de 30 000 à 300 000 F pour une action en contrefaçon, trois fois plus en Allemagne, cinq fois plus en Grande-Bretagne, dix à quinze fois plus aux Etats-Unis ; et il ne s'agit là que d'attaquer, là où les auteurs de logiciels OpenSource craignent, eux, d'avoir à se défendre. Les coûts déjà exorbitants, et l'écart énorme entre la France, où il n'y a pas encore de brevets logiciels, et les Etats-Unis, désignent, et dénoncent, les véritables, et sans doute seuls, bénéficiaires du bouleversement réglementaire qu'ils réclament : les avocats, en l'espèce spécialistes de la protection industrielle, passés maîtres, au même titre que les médecins, dans l'art de camoufler la défense de leurs intérêts très privés sous le couvert de la protection de l'intérêt général, et qui, n'eut été l'activisme des Linuxiens, auraient sans doute vu leurs souhaits exaucés sans susciter le moindre émoi. On comprend la virulence de leurs propos contre le mouvement OpenSource, qui vient si malencontreusement les priver, au moins provisoirement, d'une si alléchante occasion de voir exploser leur chiffre d'affaires ; ils en viennent même à s'oublier : le site de brevets-logiciels.com est entièrement écrit en PHP, ce langage de script côté serveur, OpenSource et toujours associé à Apache, le serveur web qui, avec plus de 60% de part de marché, est le fleuron du logiciel libre, et cela sans doute parce que cette solution se révèle nettement moins onéreuse que l'utilisation des techniques dites propriétaires. L'hommage du vice à la vertu, en somme. Dans le langage politique courant, il est d'usage de désigner comme techniques des problèmes, essentiellement juridiques et, à ce titre, de la responsabilité de parlementaires élus pour voter les lois et les moyens de les faire appliquer, mais trop complexes pour être correctement résolus par les juristes d'occasion que sont souvent les politiques, et donc délégués à des spécialistes détenteurs d'une expertise en la matière, généralement au sein d'un organisme administratif spécifique. Ainsi fonctionne la propriété industrielle, avec son noyau de conseils, et son organe administratif, en l'occurrence, au niveau européen, l'Office Européen des Brevets. Un double postulat caractérise ces systèmes : l'indépendance des experts, et l'absence d'autonomie des organismes dont la seule politique est d'appliquer celle que les élus ont choisie. Dans Outsiders, un ouvrage qu'il
consacre à l'étude de comportements socialement
déviants, le sociologue américain Howard Becker décrit
rapidement le développement de la législation
américaine de lutte contre les stupéfiants. Pour
d'abord interdire , au début du XXème siècle,
l'usage des drogues dures sans empiéter sur les privilèges
des Etats de l'Union, on eu recours à une astuce : le
commerce des stupéfiants fut soumis à une taxation
extravagante, et la répression de la fraude fiscale ainsi
créée fut confiée à un organisme nouveau,
le Federal Bureau of Narcotics. Le premier souci du nouveau-né
fut d'étendre son champ d'activité, en s'intéressant
au cannabis. Alors très peu connu et très peu consommé,
le cannabis, et ses dangers, devint, vers la fin des années
20, un sujet de choix pour la presse ; Howard Becker note la
progression soudaine et impressionnante, au milieu des années
30, de la quantité d'articles qui lui sont consacrés,
et remarque en particulier les citations récurrentes d'une
histoire particulière : celle d'un adolescent qui, sous
l'emprise du haschich, tua toute sa famille ; il note également
le désintérêt tout aussi soudain manifesté
par la presse dès l'adoption d'une législation
répressive. Qui a l'initiative des lois ? Les Savonarole moustachus en croisade contre les OGM ? Qui les rédige ? Les conseillers techniques dont la carapace de désintéressement s'effrite dès que l'on gratte un peu ? Qui les vote ? Des députés européens absentéistes qui ne voient en Strasbourg que le moindre de leurs mandats ? L'affrontement entre Linuxiens et spécialistes de la propriété industrielle recoupe une fracture beaucoup plus profonde et protéiforme, qui voit la réduction progressive, dans l'univers législatif en cours d'élaboration entre Bruxelles et Strasbourg, des espaces de gratuité, et du domaine public. Ainsi, l'harmonisation européenne a porté, en France, de 60 à 70 ans la durée au bout de laquelle les oeuvres passent au domaine public après le décès de leur auteur, et ce moins sous la pression des ayants-droits que de leurs éditeurs. Le logiciel OpenSource, caractérisé par l'abandon du droit à rémunération, autre espace de gratuité en danger réglementaire, n'aurait sans doute pas résisté en l'absence de ses fervents défenseurs. A l'opposé, leur activisme a connu un succès provisoire, puisque, réunis en novembre 2000, les Etats membres de l'Office Européen des Brevets ont décidé de ne pas décider, lequel succès pourrait, dans la tradition parlementaire des enterrements discrets de législations à problèmes, devenir définitif. Qui fait donc la loi ? L'affrontement des groupes de pression, défenseurs d'une, disons, exception économique de la gratuité d'un côté, conseils en propriété industrielle, dont la dénégation de tout intérêt financier dans l'affaire relève de la pathologie, de l'autre ? Ou les députés démocratiquement élus pour ce faire, et dont, à défaut d'autre chose, on pourrait au moins attendre qu'il fassent preuve d'un peu de lucidité, d'un peu d'attention face à des situations complexes, et qu'ils ne votent pas les yeux fermés les textes qui réglementent déjà la vie et l'activité de 360 millions de citoyens ? Denis Berger, 21 fevrier 2001 |